Il y 1 an, nous avions évoqué un cas assez éloquent de la mise en abime qualitative du rhum dans l’article « rhum 2.0 » (suivi de « la dérive du rhum« ). Une marque montée de toute pièce, tout comme son produit, sa communication, et jusqu’aux arguments trompeurs des vendeurs et ambassadeurs, certains allant jusqu’à très sérieusement comparer les méthodes de production à celles du rhum agricole. On aura tout entendu de ces spécialistes, qui ne comprennent malheureusement pas encore (pour eux et leur métier) que le consommateur est bien souvent mieux informé qu’eux.
Un cas loin d’être unique, mais tellement symptomatique du succès naissant du rhum. Heureusement les choses évoluent, certes doucement, et de nombreux ‘professionnels’ reviennent sur leur discours comme si de rien n’était, alors qu’ils parlaient avec conviction il y a encore quelques mois. Les consommateurs tombent de haut, se sentent trompés et la confiance est parfois totalement rompue. Et bien sûr aucun méa culpa, aucune remise en question ni explication.
Dans ces rhums montés de toute pièce, il y a ceux que l’on voit venir de loin (et qui généralement viennent de nulle part), et il y en a d’autres qui sont déjà plus ou moins installés dans l’inconscient collectif, comme faisant partie intégrante du paysage. Mais c’est sans oublier le côté hollywoodien du rhum, qui bien trop souvent remplace ce panorama idyllique en décor cynique et monté de toute pièce (sorte de western des temps modernes), troquant sans remord ni gêne, coutumes et traditions contre scénario et affabulations.
Voici un autre exemple, un autre scénario, un autre film où le metteur en scène fait jouer des acteurs insaisissables, pudiques jusqu’à singer un vent d’effroi, silencieux comme l’abîme. Que vous vouliez ou non, un dictateur sommeille en chacun de vous...
Dictador, où la distillerie fantôme
[everyone has some dictador inside]
D’un point de vue marketing, Dictador est une marque très bien représentée, à la publicité léchée et dans l’air du temps : un homme (forcément beau et musclé, mannequin de profession) divague au milieu de son harem de dames dévêtues (top modèles, rêve de jeune fille) ; pas la concierge de votre immeuble, ni la voisine de votre tante, non LA femme, la vraie, celle qui a suffisamment de classe pour se balader dévêtue été comme hiver, et qui porte un maquillage naturel. Dictador est un rhum sexualisé assumé, et il ne fait pas que dégrader une nouvelle fois l’image de la femme, il endort le consommateur dans un dialogue enjôleur et primaire. « dictador rum, feel it«
Et comme l’homme (le vrai) ne peut pas uniquement boire du rhum et faire le beau, il fume parfois le cigare et boit un verre de gin, systématiquement poursuivi par une horde d’objets de femmes chats, se mouvant à pied ou à scooter. Et comme il doit bien se reposer, il dort et au réveil, boit du café. La journée peut ainsi recommencer et se répéter à l’infini (qui dort dine).
Ne cherchez donc pas plus d’information que ça sur leur site, car vous n’en trouverez pas : si vous vous demandez comment est fait ce rhum, dans quelle distillerie, vous n’avez sûrement rien compris à l’esprit de la marque, et vous ne comprenez décidément pas ce qui est bon. Et puis il suffit de trouver une bouteille, c’est inscrit dessus : Destileria Colombiana. Les silhouettes féminines et le cuir ne vous suffisent pas? fumez un cigare. Vous voulez savoir comment est fait le rhum ? prenez un gin. Et pour les réveils difficiles…le café, bien entendu. Et si d’aventure vous vous prenez à rêver d’une distillerie secrète lors d’une sieste crapuleuse, elle pourrait bien ressembler à ça….
La distillerie, justement, affiche une histoire vieille de plus de 100 ans (ou est-ce la marque, ou la famille, c’est assez flou). D’où vient la matière première, le rhum, comment est-il fabriqué, par qui, et où? la fameuse Destileria Colombiana mentionnée sur les étiquettes ne mène nulle part. Sur le site, on ne parle que du cadre idyllique, d’une histoire désuète, de géographie, mais pas de rhum… excepté dans les fiches produits où l’on apprend tout de même qu’un « miel de canne » est distillé en parti dans un alambic en cuivre (pot still) et dans une colonne continue. Un début.
Malgré de nombreuses demandes, ces dernières années n’ont malheureusement pas été fructueuses en terme d’échange et de communication avec la marque, mais c’est sans compter sur Facebook et son ciblage plus aisé. En cet été, j’ai donc contacté Hernán Parra Arango, le directeur/créateur/rum master de Dictador, qui s’est gentiment prêté au jeu et a répondu durant plus d’une heure à mes questions. Aimable et rassurant, il m’a d’abord montré via son profil des images de la distillerie (non sans quelques difficultés techniques et autres ‘autorisations’ à voir ses albums photos) ; elle semble alors artisanale, assez ancienne et plutôt petite pour une marque qui sort une quantité impressionnante de rhum. Le tableau est rassurant, bienveillant, idyllique même.
Mais alors pourquoi décider de ne pas partager ces photos ? Pourquoi ne pas les mettre en avant via le site internet de Dictador, pour parler de leur histoire et de leur savoir faire ? Après plusieurs coups d’œil des choses commencent à choquer, certaines images montrent des endroits différents, puis la colonne est bien là, vaillante et piquant le ciel, mais aucun pot still. Interrogé, le propriétaire n’a malheureusement pas de photo de son alambic sur son pc personnel (ni sur son album FB), et jure qu’il me l’enverra prochainement. Quelques mois plus tard et malgré des relances, toujours aucune photo.
Hernan finira par avouer qu’il y a en fait 3 sites différents, et que celui mentionné sur l’étiquette (Destileria Colombiana) est en fait celui de l’usine d’embouteillage ; un autre site se situerait à Ibague dans le sud de la Colombie, et un troisième à quelques heures de routes de Cartagena... Que de mystères pour des choses tellement simples au final.
Les questions sur la fabrication du rhum commencent, car comme beaucoup j’aimerais en savoir plus sur la fermentation, la distillation et tout ce qui devrait être à minima connu du consommateur mais qui n’est mentionné nulle part.
La fabrication du rhum
Toujours rassurant et bienveillant, Herman nous dit que « les producteurs peuvent mettre n’importe quoi sur les étiquettes, mais que seule la dégustation fera la différence et apportera la vérité », et que « seule la dégustation montrera si un rhum est vrai ou faux »
Il poursuit sur la part des anges, très faible « 3,5% par an », dit qu’il produit un alcool « léger » à partir de colonne (à 90%), et un rhum plus lourd à partir d’un pot still (4 passes jusqu’à 65%). Le lecteur averti se posera la question sur l’intérêt même de repasser 4 fois le même rhum en pot still, et des distillateurs me confirmeront plus tard qu’il n’y a en effet aucun intérêt.
Nous ne verrons malheureusement jamais d’image de ce fameux pot still, qui pourtant devrait être la fierté de la marque. Mais passons ce ‘détail’.
« Nous utilisons une levure familiale, une fermentation de 48 heures à 13/14% d’alcool »
« Avec le pot still nous pouvons produire jusqu’à 2000 litres par jour, 100 000 via la colonne. Nous mettons chaque jour l’équivalent de 7500 litres à vieillir à 72,5%, soit 40 fûts journalier, 14 500 nouveaux fûts par an. En bouteille, cela correspond à 8 millions de col ».
Des problèmes se posent à la suite de ces informations :
Déjà personne n’utilise de miel de canne dans un pot still, car il n’y aucun intérêt ; et celui de le passer 4 fois? Après renseignements auprès de différents distillateurs, toujours aucun… Et la fermentation à 14% d’alcool? Selon ces mêmes sources, la moyenne se situerait plus autour de 8% (ça va de 7 à 10% pour donner une fourchette assez large ; 4 à 5% chez Hampden, 9 à 10% chez des producteurs de la Barbade) ; il est bien sûr possible d’aller au delà, par exemple au Brésil pour la production d’éthanol, et avec une fermentation continue ; les 14% semblent alors possibles, mais pas pour la fabrication de rhum.
Le directeur de Dictador, qui serait aussi le producteur, dément formellement l’ajout de sucre et se dit même fervent défenseur du rhum et de son authenticité :
« You are not ok with me?
Am Dictador owner and run master
We no add sugar
We dont add gliserine
No additives like vanillin »
Un dialogue ici aussi plutôt rassurant, mais qui s’avérera erroné à la mesure d’un seul rhum de leur nouvelle gamme « Best Of », le seul en ma possession (merci à Baba) : le Best Of 1978 mesuré à 38,60° (au lieu des 44,5° affichés) qui contient la bagatelle de 17gr/L de sucre… Depuis, Hernan ne répond plus à mes messages et a bloqué mon profil, rendant toute communication ‘virtuelle’ impossible.
Dialogue enjôleur et rassurant, photos anciennes de distilleries fantaisistes et peut-être fermée, pot still imaginaire et production non maitrisée, argumentaires mensongers, la fin de cette histoire est tragique et montre une nouvelle fois le mépris dont peuvent faire preuve certaines personnes à l’égard des consommateurs, dans l’unique but de vendre à tout prix.
Mais le rhum, d’où vient-il au final ?
Un document officiel (ci-dessous) montre que la Destileria Colombiana (la ‘distillerie’ de Dictador) achète du rhum à une société… domicilié au Panama (CONSORCIO LICORERO NACIONAL S. A.). Ici un « ron de 12 anos » qui pourrait peut-être correspondre au rhum Dictador 12.
Cela laisserait alors bien penser qu’il n’y a aucune distillerie derrière Dictador, ni même en Colombie, comme plusieurs sources (professionnelles) l’affirment déjà, et que le rhum est en provenance du Panama (sans savoir avec exactitude s’il est d’ailleurs produit sur place ou acheté dans un autre pays).
Cette autre document, tout aussi officiel (registre consultable en ligne), apporte une autre preuve que Destileria Colombiana achète bien quelque chose à cette firme panaméenne, mais il ne s’agit pas tout à fait de rhum: on apprend ici en l’occurrence qu’il s’agit de 7000 litres d’alcool éthylique de canne à sucre, soit dit plus simplement, de l’alcool de canne (et non de rhum) distillé à 96% :
Nous connaissions déjà les producteurs ‘muets’ qui ne souhaitent tout simplement pas communiquer, nous avons maintenant ceux qui nient une évidence avec panache. La finalité reste la même, la manipulation.
« The spirit is something that only by taste you can tell if its true or not. Producers can state everything on labels but only the tasting will bring truth » (Hernán Parra Arango – Dictador owner and run master)
Nous allons alors prendre le directeur de Dictador au mot, et envoyer un de ses rhums au laboratoire, pour voir si comme il l’affirme, il n’ajoute rien à ses rhums:
« you can send all lab samples
I will send you results from a blogger not so old results »
La vérité est ailleurs
Le secret du Dictador 20 (et avec lui peut-être celui de toute la gamme) s’écroulera comme un château de cartes à la réception des résultats d’analyse du laboratoire : car si nos appareils d’amateurs (et la liste de résultats qui en découle) n’ont jamais mesuré aucun changement de densité (et donc aucun ajout de sucre éventuel), c’est parce que Dictador a volontairement dissimilé une partie de cet ajout en déclarant un degré alcoométrique volumique moins important (40° affiché sur les bouteilles) que celui mesuré par la laboratoire (40,6°).
La tolérance légale et de + ou – 0,30%. Vous avez dit malin?
La bouteille de Dictador 20 testé (lot 20150911-0171) contient 10,4g/L de sucre, avec 0,6° de plus que le degré affiché sur la bouteille ; Il y a donc bien un ajout dans le Dicatdor 20,contrairement à ce qu’affirme son directeur.
Ce qu l’analyse du laboratoire nous montre
Le taux d’isopentanol (fusel oil en anglais) montre qu’il s’agit d’un rhum léger (avec seulement 5g/HL). Par conséquent, il y a très peu de chance qu’il y ait du rhum pot still dans cette bouteille, alors qu’il est vendu comme un assemblage pot still/colonne ; les résultats montrent même un rhum très pur et vraisemblablement sorti d’une colonne. Le taux de propanol (très caractéristique du rhum) devrait même être plus élevé dans le cas d’un rhum léger (en considérant le nombre d’esters). Ainsi, les résultats du laboratoire tendent clairement à prouver que le rhum Dictador 20 testé s’approche beaucoup plus d’un rhum léger que d’un rhum de « 20 ans », ou même proche.
Au final, l’obscuration n’est pas si énorme si on considère le goût très prononcé du rhum en lui même, et cela signifie sûrement que dans ces 10g d’extrait secs il doit y avoir beaucoup d’arômes. Il s’agit d’un ajout soit sous forme de vin soit sous forme de sucre, en gardant à l’esprit que des agents aromatiques très concentrés peuvent être ajoutés à toute petite dose.
Ce cas n’est bien sûr pas unique et pourrait sans doute être répété à l’infini, montre une nouvelle fois le peu de sérieux de certaines marques ou ‘producteurs’ et ne rassure en rien sur nos habitudes de consommation ; au contraire, ce genre de pratiques met à mal beaucoup d’autres qui font un rhum de qualité et dans une tradition réelle, et qui se retrouvent fatalement pénalisés. Le directeur de Dictador l’a d’ailleurs bien compris, à en croire ses propres mots :
« Its not only important for consumers. Think about competitors who are doing things the right/long/expensive way over generations… »
Une dégustation de quelques rhums de la gamme étaient prévus à la suite de cet article, qui à sa genèse ne devait pas être aussi long, ni fastidieux. L’envie m’en est passée, un goût amer ayant pris la place d’un quelconque désir. Le produit final n’en sera ni meilleur ni plus mauvais, et même si le consommateur ne se sentira sans doute pas en confiance face à autant de mépris, il faut sûrement donner une chance à ces produits, et aussi because « The spirit is something that only by taste you can tell if its true or not ». Et si c’est Hernan qui le dit…
Suite à cet article, nous vous invitons à réagir sur un sujet dédié qui a été ouvert sur le forum de discussion du Rhum Club Francophone, une nouvelle plateforme communautaire dédiée au rhum et aux clubs régionaux. L’occasion d’échanger nos avis, et bien au-delà, d’ouvrir le débat et de faire connaitre nos ressentis. Pour vous y rendre directement, cliquez ici
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